Haïti est au bord de l’implosion. Les États-Unis et l’ONU soutiennent Jovenel Moïse et son calendrier électoral, qui soulèvent la colère sur place. L’Europe, embarrassée, prise au piège de sa propre stratégie, garde le silence.
Le silence sur Haïti n’a d’égale que l’agitation diplomatique autour de la Birmanie. Pourtant, dans chacun de ces pays, n’est-ce pas la liberté qui est en jeu ? À moins que le fait qu’il s’agisse de Noirs, opposés aux projets des acteurs internationaux, disqualifie leur combat?
Tribune de Frédéric Thomas (Cetri), publiée dans le journal La Croix
Jeudi 25 février 2021 ((rezonodwes.com))– Le 7 février 2021 devait marquer la fin du mandat présidentiel de Jovenel Moïse. Mais, selon une interprétation toute personnelle de la Constitution haïtienne, ce dernier a décidé de gouverner un an de plus ; le temps d’organiser un référendum constitutionnel et des élections. Cette décision a soulevé une vague de protestation en Haïti. Elle a cependant reçu l’appui des États-Unis et des agences internationales, dont l’ONU. L’Europe, elle, garde le silence.
Loin d’être une surprise, la crise actuelle est le fruit d’une stratégie du pourrissement, à laquelle la communauté internationale a contribué. Depuis 2018, confronté à une vague inédite de mobilisations, qui a pris pour cible la corruption, la pauvreté et les inégalités, Jovenel Moïse a répondu par le mépris et la répression. La situation n’a cessé de se détériorer, surtout au niveau de l’insécurité : les meurtres et enlèvements par les gangs armés se sont multipliés.
TRIPLE INCOHÉRENCE
L’alignement de la diplomatie européenne sur la politique de Washington et le fétichisme électoral – dans un pays où le taux d’abstention aux dernières élections avoisinait les 80% – constitue la double camisole de force mise sur la soif de changement des Haïtiens. La défiance et la prétention de régler le problème pour et à la place de la population ont fait le reste. Dans ce contexte, les appels de l’Union européenne (UE) à un dialogue national inclusif pour sortir de la crise étaient triplement incohérents.
D’abord, ils témoignaient du refus de prendre acte de l’impopularité et de l’illégitimité du président. L’ensemble des syndicats, des organisations de femmes, de paysans, de droits humains, des églises et des étudiants – parmi eux, nombre de partenaires des ONG européennes – se sont prononcés contre Jovenel Moïse. À l’inverse, la légitimité internationale de ce dernier rajoutait à la colère populaire.
Ensuite, faute de dresser une ligne rouge, l’UE s’enfermait dans l’impuissance tandis que le gouvernement, renforcé, faisait du « dialogue » une scène vide. Combien de « demandes », « d’inquiétude », de « regrets » des acteurs internationaux face à l’insécurité galopante, aux massacres, à l’impunité, et à un président gouvernant par décrets depuis janvier 2020, sans contre-pouvoir ? De tous les tests à la tolérance internationale, Jovenel Moïse est sorti gagnant jusqu’à présent.
Enfin, la stratégie internationale laissait hors-champ la revendication qui a fédéré les manifestations : une transition de rupture. Il devait y avoir continuité plutôt que rupture, et la transition ne pouvait être que le fruit des urnes. Une transition de toute façon bornée par la stabilité macroéconomique et la dépendance envers le géant nord-américain. C’était faire des crises à répétition, une fatalité ou le simple témoignage de l’incapacité des Haïtiens à se gouverner.
CHRONIQUE D’UN ÉCHEC ANNONCÉ
Fin août 2020, l’UE versait 33 millions d’euros au gouvernement haïtien pour « la consolidation de l’État ». Quelques jours plus tard, le bâtonnier du barreau de Port-au-Prince était assassiné (le magistrat en charge du dossier a fui le 19 janvier dernier), et un autre massacre était commis. Dans les semaines qui suivirent, le gouvernement a limité le rôle de la Cour des comptes, qui avait mis au jour la corruption de l’État, a constitué, en vue des élections, un Conseil électoral, sans légitimité ni légalité, et a créé un problématique centre de renseignements.
Jimmy Cherizier, ancien policier et principal chef de gang, et Fednel Monchéry, ancien directeur général du ministère de l’Intérieur, sont les deux personnes les plus recherchées en Haïti, en raison de leur implication dans le massacre de La Saline, en novembre 2018, qui a fait 71 victimes. Tous deux incarnent la collusion entre les bandes armées et le pouvoir. Le premier a pris la tête d’une manifestation dans la capitale, le 22 janvier 2021, tandis que le second a été arrêté, le 11 février dernier, pour un problème d’immatriculation… avant d’être relâché.
Début octobre 2020, l’ambassadeur de France en Haïti, Jose Gomez, tranchant avec le discours contradictoire de la diplomatie, affirmait que les conditions pour des élections libres et transparentes n’étaient pas réunies. Cinq mois plus tard, la situation est pire. Pourtant la France, à l’image de l’UE, se tait, entérinant le soutien international au calendrier électoral de Jovenel Moïse. Le silence sur Haïti n’a d’égale que l’agitation diplomatique autour de la Birmanie. Pourtant, dans chacun de ces pays, n’est-ce pas la liberté qui est en jeu ? À moins que le fait qu’il s’agisse de Noirs, opposés aux projets des acteurs internationaux, disqualifie leur combat ?