Ce qui se dit souvent à propos de la poésie, et du désordre apparent de son langage dans sa version moderne, c’est qu’elle est une invention de l’esprit qui permet à l’homme d’élargir le champ mental de son expérience du monde. Il y aurait d’ailleurs un parallèle à établir avec la science, qui nous entraîne aussi dans des dimensions insoupçonnées du réel, du côté de l’infiniment grand comme de l’infiniment petit. La poésie, elle, aurait tendance à nous ramener à ce qui nous est le plus familier et à nous en dévoiler une face étrange, sur laquelle nous n’avons pas de prise. Elle reste à hauteur d’homme, sans quitter le territoire de notre quotidien, mais c’est là qu’elle s’emploie à nous montrer que le monde nous est étranger et que nous sommes nous-mêmes des étrangers à nous-mêmes… « Un signe, tels nous sommes, et de sens nul », nous dit Hölderlin au début de son poème Mnémosyne !
Le parallèle avec la science, par conséquent, a non seulement des limites, mais il révèle des vocations opposées ! Puisque là où la recherche de la science vise à apprivoiser ce qui nous est inconnu, à l’assujettir à l’ordre de la connaissance objective, à le dépouiller de son voile de mystère, la poésie creuse des passages par lesquels les choses de tous les jours retrouvent pour nous leur part de secret. Elle nous réapprend la stupeur de la première découverte, sous le signe de laquelle le monde nous apparaît sous un visage rebelle à toute tentative d’apprivoisement.
Paradoxalement, dans cette posture qui prend à contrepied notre propension à la maîtrise et à la domination du réel, qui nous désarçonne même et nous fait vaciller, une expérience du monde nous est donnée à vivre dont le goût aventureux excède en profondeur les excitations que procure la conquête scientifique. Il y a là une épreuve de l’indicible : quelque chose qui se dresse face à nous dont la connaissance relève davantage du pâtir que de l’agir. Mais cette épreuve, dès lors qu’elle est soutenue, a pour conséquence que l’aire du dicible s’élargit… Du dicible, et pas du conceptuel ! Non que l’indicible ait été vaincu et ramené au dicible : au contraire ! C’est parce qu’il se maintient comme indicible dans l’horizon de notre expérience que quelque chose de nouveau surgit, qui peuple notre existence de l’intérieur. L’aire du dicible s’élargit parce que la présence radieuse de l’indicible fait apparaître à la lumière de notre conscience ce qui se dérobait à elle dans la pénombre. Il s’agit donc, avec la poésie, de pénétrer cet espace d’où nous parvient une réverbération provenant de l’indicible lui-même.