La poésie en questions : Petits portraits d’artistes

«Plus il comprend, plus il souffre. Plus il sait, plus il est déchiré. Mais sa lucidité est à la mesure de son chagrin et sa ténacité à celle de son désespoir».

René Char, Crible (Le Nu perdu)

Il fut un temps, pas si lointain, où les hommes guettaient partout des signes du destin. Tout leur était prétexte à interprétation des événements, comme si le monde était un jeu d’énigmes. La sagesse consistait alors à extirper de notre quotidien ce qui, pour le commun, se fondait dans le cours ordinaire des choses mais en quoi l’esprit avisé devinait une lettre secrète. Une lettre qui disait quelque chose. Ainsi, les hommes lisaient sans qu’il y eût d’alphabet. Car toute chose pouvait être à la fois ce qui signifie et ce qui est signifié. Et, sans alphabet, il y avait ceux qui savaient lire et ceux qui ne savaient pas…

La divination représente sans doute cet état de maîtrise auquel parvient la sagesse en question dans différentes cultures. En tant qu’art, elle se donne ses propres méthodes en scrutant le ciel étoilé, le vol des oiseaux ou les viscères des animaux sacrifiés. Mais la vérité est que, pour les guetteurs de signes, tout est chiffre, tout est à décoder : du regard furtif d’une jeune fille croisée dans la rue à la forme des nuages quand les premiers rayons de soleil font irruption dans l’obscurité à la pointe du jour. En toute occasion, l’homme qui s’accordait le pouvoir de lire dans les choses se faisait fort d’être dans le secret de ce qui se disait.

Aujourd’hui, pareille prétention aurait toutes les chances de passer pour une naïveté aimable, mais impardonnable. La sagesse a changé de prétention et de style. Ce qu’il y a à savoir pour l’homme éclairé de notre époque, c’est que le monde ne dit rien que nous ne lui fassions dire. Il répète ce que, subrepticement, nous lui soufflons : comme une montagne qui nous répercuterait l’écho d’un cri que, par une espèce de surdité interne, nous n’aurions pas senti jaillir de notre poitrine. Mais qui en provient à n’en pas douter ! Puisque le monde est voué au silence, dont il ne sort que pour faire du bruit, et rien que du bruit. Selon des lois universelles qui régissent le règne de l’acoustique.

Une sagesse sous le signe du scalpel

La sagesse moderne n’a pas la passion des symboles. Elle a la passion de son absence de passion : de sa froideur ! En toute occasion, elle tient à nous rappeler que ce qui passe pour nous dire quelque chose ne dit, au fond, rien du tout. Et, pour cela, il y a aussi des techniques. Des techniques qui sont un savant mélange de rhétorique et de lois physiques. L’âme humaine, en tant que manifestation susceptible de porter un dire, n’échappe pas à l’action de mise en silence. Elle est conduite là où tout n’est que pulsions et contre-pulsions : des forces qui s’affrontent et s’entrechoquent, à l’image des astres dans l’univers. La psychanalyse —«psychologie des profondeurs»— est réquisitionnée : bien que censée être dédiée à l’écoute des souffrances cachées de l’âme, elle se retrouve mise au service de l’instauration de ce règne intersidéral de la matière, dans lequel la parole humaine est absorbée comme en un trou noir. N’en demeure que le cadavre, livré à une palpation sismique aux règles établies qui fouille dans le nœud cafouilleux des plaisirs et des déplaisirs.

Et, certes, le savant peut ici officier comme un prêtre des temps modernes : il incarne dans sa pureté la sagesse nouvelle. L’emblème de son pouvoir, c’est son scalpel, par lequel il se fraie un chemin dans la chair du vivant comme on trace une figure géométrique à la craie sur un tableau noir. Selon la même loi de l’action insensible et désincarnée. Mais il y a aussi tout le peuple des fidèles, des disciples dévoués, qu’habite la même volonté d’en découdre avec la vie. Même quand il annonce que son intention est surtout d’en «jouir».

Que les sarcasmes contre la religion et ses croyances ne nous trompent pas : nous sommes bien en présence ici d’une nouvelle forme religieuse, à laquelle ne manque aucun attribut de la célébration du credo et de la surenchère dans l’allégeance. Mais à cette religion il faut un objet expiatoire qui puisse recueillir, dans tout son déchaînement, la violence contre la vie. Peu importe, en un sens, qui parmi les hommes va se prêter au rôle de cet objet : l’essentiel est qu’à travers lui triomphe l’ordre silencieux et souverain de la physique. Et par conséquent la domination définitive de l’homme qui en détient les codes. Peu importe qu’il s’agisse des indigènes mis au fer aux temps des empires coloniaux, des gueux transformés en force de travail soumise aux cadences infernales durant l’épopée industrielle, des Juifs et des Tziganes au temps du IIIe Reich, de tout ce peuple qu’on envoie se faire canarder allégrement au front pendant les guerres, ou de tout autre qui se dresse sur le chemin de l’«épanouissement» et de l’affirmation de la supériorité des maîtres. Ce dont a besoin cette religion, c’est de chair : afin de lui imprimer par le feu et par le sang la rudesse d’un «non» opposé à sa parole, à l’écho de sa protestation.