[Opinion] Le pouvoir des mots (Par Moth DIOP)

Et si l’on voyait de la signification  là où l’on ne voyait que des mots? Des études linguistiques ont démontré qu’il existe une influence réciproque entre la langue, la pensée et les pratiques (Whorf). Cette corrélation fait que la langue agit sur la pensée et cette dernière sur la culture, d’où le pouvoir des mots sur les pratiques. Par conséquent, La terminologie utilisée dans le champ politique pour qualifier les positions ou fonctions nécessite un criblage, en ce sens qu’il est noté une inadéquation entre  la conception que les sénégalais peuvent avoir de certains mots et le résultat attendu des positions ou fonctions qu’ils désignent.
Pour y voir plus clair, donnons en exemple l’utilisation du groupe de mot wolof « kudjé  gui», utilisé pour désigner l’opposition politique: tel que le « Kudjé » se pratique dans notre société d’aujourd’hui et dans nos familles polygames plus particulièrement, l’envi, la jalousie et les stratégies de mise en péril de la réputation de l’autre sous-tendent les relations de ceux qui vivent cette situation. De là, la nécessité de comprendre le rapport des sénégalais au terme « kudjé » tel qu’il est perçu et vécu au sein de la sphère familiale et sociétale (entre« wudj, coépouses » « domoubay, demi-frère, demi-sœur etc..) et le pouvoir suggestif qu’il a sur la pratique. L’expression wolof « kuy sa wudju di selem do sét » « quand votre coépouse vous débarbouille, elle laisse toujours des souillures sur votre visage » révèle ce rapport de tensions et de dénigrements mutuels qui rythment cette relation.
 La transposition du terme « kudjé » dans le champ politique charrie la même acception du fait de l’encrage culturel et psychologique du terme qui suggère effectivement la pratique. Cela explique, en partie, le fait que l’on retrouve les mêmes attitudes des « wudj » et « domubay » entre acteurs politiques au Sénégal: l’opposition « kudjé gui »  refuse catégoriquement de reconnaitre les avancées et actions novatrices émanant du pouvoir et vice-versa. Stratégies de compromission, inflation du vocabulaire insolent et dénigrements rythment les relations pouvoir-opposition. Le statut d’opposant ne doit aucunement être synonyme de déni systématique de toutes actions émanant d’un adversaire politique. Certes, la démocratie admet la contradiction à condition qu’elle soit constructive. Dans notre contexte socioculturel, le problème réside dans une certaine mesure dans la terminologie. Il convient donc de revoir le choix des mots qui influent fortement sur l’action.
Le qualificatif approprié pour désigner un opposant politique ne serait pas « wudj » mais « Nawlé ». Où réside la différence? Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy Al Maktoum, rapportant les propos instructifs de Serigne Fallou Mbacké, nous en apporte la lumière: « Nawlé moy kanga djomb famou nek mou dégg ci yow safane, lacca dess nak, kudjé la ». Si l’opposant se définissait, dans notre contexte culturel, par le terme « nawlé » avec toute sa charge culturelle et symbolique, les jugements portés sur les pratiques des uns et des autres dans le champ politique se soumettraient aux exigences de l’objectivité. Le pouvoir suggestif du terme « Nawlé » dans les relations pouvoir-opposition imposerait  plus de circonspection en ce sens que le mot suggère des valeurs comme le respect, l’éthique de la responsabilité, la non violence,  le langage de la vérité au nom de la vérité et non la volonté de jeter le discrédit sur l’autre. Le résultat attendu de l’opposition est automatiquement anéanti si on la traduit dans notre contexte culturel par le terme kudjé, d’où le constat que nous déplorons dans le champ politique : la violence verbale et ses conséquences.
Le même problème terminologique ressort de la traduction de parti au pouvoir  ou gouvernement par « guur ». Logiquement, nous devrions désigner le président de la république par l’appellation « buuru rew mi ». Mais, considérant le terme « buur» comme une désignation excessive,  nous avons eu la subtilité de substituer « buuru rew mi » par « djitu rew mi». Le   terme « guur » suggère un  caractère  héréditaire de la dévolution du pouvoir, alors que le pouvoir auquel le terme fait référence dans notre contexte désigne « l’ensemble des personnes qui occupent, en un moment donné, les organes de direction de l’Etat ». Ce n’est pas pour rien si de 2011 à 2012, de nombreux sénégalais ont décrié un projet de dévolution monarchique du pouvoir. Le verbe est matériel en ce sens qu’il rend manifeste la pensée. Les mots traduisent la pensée et la confirment dans la réalité par les actes. Accordons donc plus d’attention au pouvoir des mots.
Dans une approche sémiologique, la relation signifié, signifiant et référent nous en persuade: en terme simple, le signifié renvoie à l’aspect conceptuel, la représentation mentale d’une chose, le signifiant à l’aspect perceptible de la chose et le référent à la réalité physique de la chose ou l’action de la chose. Le signifié exerce une influence sur le signifiant et celui-ci sur le référent. La relation signifié, signifiant et référent appliquée au terme « guur », voyons ce que cela donne: « guur » comme signifié veut dire royauté. La représentation mentale de bon nombre de Sénégalais sur la royauté « guur » est « dolé » « puissance », « noot » « domination » « segn-segn » « forte autorité, autoritarisme ».