RÉFORME DE LA LOI SUR LES CHÈQUES SANS PROVISION: «Grattez le juge, et vous trouverez le bourreau»

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Par Mahamed ELMONCEF

Victor Hugo risque, avec cette phrase, la condamnation pour outrage ! N’est-ce pas que les juges ne font, souvent, qu’appliquer une loi que le législateur avait énoncée?! Les fondateurs de l’Organisation tunisienne des petites et moyennes entreprises (Otpme ) l’ont bien compris. Selon eux, l’article 411 du Code du commerce qui criminalise le chèque sans provision a transformé les juges en bourreaux. Leurs bourreaux. «Ce sont les chefs de ces entreprises qui seraient les premières victimes de ces chèques sans provision. » C’est le chargé des relations publiques de l’Otpme, M. Abderrazzek Houas, qui l’affirme… en utilisant le conditionnel. « On a essayé, en vain, d’avoir des statistiques précises et actualisées concernant ce « crime ». Le Parlement, qui représente le pouvoir législatif, et l’Instance constitutionnelle d’accès à l’information ont officiellement, vainement et impunément, demandé les mêmes statistiques à la Banque centrale et au ministère de la Justice!»  ajoute M. Houas, qui nous montre une demande écrite envoyée le 26.10.2020 par le Parlement au ministère de la Justice. Les parlementaires y demandent les statistiques liées au nombre de détenus pour chèques sans provision, le nombre de condamnations et celui des affaires en justice, en cours dans ce domaine, depuis 2016. Jusqu’à ce jour, le ministère n’a pas répondu à cette requête, bafouant ainsi l’article 32 de la Constitution qui stipule que « l’Etat garantit le droit à l’information et à l’accès à l’information. »

Mais ce noir statistique n’a pas empêché l’Organisation de demander la dépénalisation du chèque sans provision, lors de son premier sit-in organisé en avril 2020, devant le palais du gouvernement. Ce sit-in a permis aux fondateurs de l’Otpme d’entrer en contact avec les «faiseurs des bourreaux » ou les «redresseurs des torts» : les parlementaires. Naquit alors l’idée de réformer la loi (proposition de la loi 45 /2020), et plus précisément revoir l’article 411 du code du commerce : quelques phrases à l’origine de dizaines de milliers d’incarcérations causant des centaines de milliers de drames personnels, des fermetures d’entreprises en cascades et le rallongement du fil des chômeurs. « Mais cette loi protège les bénéficiaires des chèques», se contenteraient de dire certains. «Sans risque de prison, point de paiement », diraient les ultras de ce courant-là.

Que dit la loi ?

Mais que dit la loi tunisienne à propos de ce morceau de papier appelé « chèque » ? Ouvrez votre chéquier, « si vous avez le malheur d’en avoir un », vous diraient certains détenus, et vous lirez à la dernière page : « L’émission d’un chèque sans provision constitue un grave délit punissable des peines de l’escroquerie : 5 ans d’emprisonnement, plus une lourde amende (40%), plus diverses peines accessoires… (articles 410, 411, 412 et suivants du code de commerce). » Donc un acte commercial peut conduire à la prison. Tu achètes une télévision et un climatiseur et pour une raison ou une autre, Covid incluse, ton chèque retourne impayé et ces amas de plastique et autres vulgaires matériaux te coûteront 10 ans de ta vie et toute ta famille, dont tu es peut-être la seule source de revenus, se retrouve à la rue. Cerise sur le gâteau, ou quand le ridicule tue : si jamais votre condamnation est ferme et pour une raison ou une autre vous avez payé ce chèque mais après que la sentence ne soit prononcée, vous purgerez tout de même votre peine. C’est cela une condamnation ferme : plus jamais de recours même si le mal est réparé, même si vous prouvez votre innocence.

Un climatiseur et une télé coûteraient aux alentours de 2.500 DT. L’incarcération d’un détenu pendant dix ans  coûte à l’Etat 127.400 DT ! Trente-cinq dinars par jour, est le coût de la détention d’un citoyen, selon le ministère de la Justice. La justice serait-elle aveugle ? Mais  « si l’on enlève la peine d’emprisonnement pour les chèques sans provisions, les impayés feront légion. Tout le système économique risque de s’effondrer »,  avait dit  le représentant de la Banque Centrale, lors de son audition par la Commission de la législation générale, le 23.01.20. Il faut bien une certaine démarche dissuasive et c’est la prison.

La problématique n’est pas fortuite et les avis ont leurs arguments. Avant de plonger dans la polémique, voyons d’abord d’où vient cette loi privative de liberté et qu’en pense l’ONU ?

Des lois contrevenantes ?

« Il n’est pas permis d’incarcérer quiconque parce qu’il n’a pas honoré ses engagements contractuels. ». Voilà ce que dit l’article 11 du pacte international de l’ONU, ratifié par la Tunisie et entré en vigueur depuis 1976 !  L’Etat tunisien qui place les traités internationaux à la seconde place après la Constitution (art. 20 de la Constitution) sera-t-il contrevenant aux lois internationales ? Serait-ce pour cette raison qu’il y a eu, depuis ce temps, des centaines de milliers de condamnations à la prison sans qu’on trouve la moindre trace au niveau statistique de détenus pour chèques sans provision ? « Ces statistiques, si elles venaient à être officiellement publiées, attesteraient du manquement de l’Etat tunisien quant à ses engagements en matière des droits de l’homme. Une fois ce manquement constaté par les instances internationales, elles pourraient fermer la vanne des aides et crédits publics internationaux ! ». C’est ce que pense M. Houas.