par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, le 1er février 2021
L’analyse de la situation linguistique haïtienne sous l’angle particulier des droits linguistiques est relativement nouvelle en Haïti. Dans sa formulation la plus explicite, elle date de 2011 et a été consignée pour la première fois dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al., Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti). La perspective soutenue dans ce livre et dans nos publications subséquentes est en effet novatrice et se veut rassembleuse : à contre-courant des mirages de la diglossie et de la vulgate « langue dominante » vs « langue dominée », cette perspective prend appui sur l’axiomatique selon laquelle les droits linguistiques font partie du grand ensemble des droits citoyens et ils doivent être portés par la société civile en lien avec l’établissement d’un État de droit au pays. Et c’est pour situer cette perspective dans sa dimension institutionnelle et exécutive que nous avons institué le plaidoyer pour la mise sur pied d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti dont la mission sera de concevoir et de mettre en œuvre l’aménagement simultané du créole et du français, les deux langues de notre patrimoine linguistique historique (voir nos articles « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti », Le National, 20 avril 2017 ; « La création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti, un enjeu de premier plan », Le National, 16 septembre 2020). Au moment où l’Exécutif néo-tonton makout de Jovenel Moïse, avec l’aval intrigant de l’Organisation des États américains, s’apprête à faire voter illégalement une nouvelle Constitution destinée à légitimer un « présidentialisme fort » d’inspiration duvaliériste et qui viendra assauter les droits citoyens, il s’avère indispensable, en appui à la société civile haïtienne, de poursuivre avec constance le plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti au titre d’un droit citoyen essentiel.
Pour le lecteur peu familier de l’appareillage conceptuel du domaine jurilinguistique comme pour l’ensemble des lecteurs, nous ferons le rappel, dans un premier temps, de la notion de droits linguistiques. Il est essentiel de s’approprier correctement la notion de droits linguistiques pour bien en situer les enjeux majeurs en aménagement linguistique et dans la construction d’un État de droit en Haïti et, également, pour se prémunir des dérives idéologiques portées par une petite minorité de « créolistes » fondamentalistes qui, au nom de la défense unilatérale du créole, soutiennent l’idée de la guerre des langues couplée au stéréotype du bannissement du français en Haïti car cette langue, et elle seule, serait au fondement du « néo-colonialisme » au pays. On notera au passage que ces dérives idéologiques, quoique minoritaires, se manifestent de manière récurrente et constituent le terreau d’un discours « nationaliste » identitaire en croisade contre une prétendue « francofolie » haïtienne et ce discours entend se substituer aux sciences du langage dans la légitime défense du créole. Le rappel de la notion de droits linguistiques nous conduira aux principaux axes de la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 réactualisée dans le « Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques » de 2011 en lien avec l’objectif de l’aménagement simultané du créole et du français au pays dont les fondements sont consignés, de manière générale, dans la Constitution haïtienne de 1987.
Tel que précisé dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al., Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011), « On entend par « droits linguistiques » l’« Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communauté linguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels » (Gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017). L’universalité des « droits linguistiques » s’entend donc au sens du « droit à la langue », du « droit à la langue maternelle » et de « l’équité des droits linguistiques ». En fonction du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des « droits linguistiques » pose (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture ; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias ; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques.